Dans un contexte où l’industrie pétrolière mondiale évolue rapidement, avec le désengagement progressif des majors internationales, la question de la prise en main des projets nationaux par les compagnies pétrolières d’État se pose avec acuité. Au Sénégal, le champ gazier Yakaar-Teranga, l’un des plus prometteurs du bassin sédimentaire, cristallise ce débat : PETROSEN, la société nationale d’hydrocarbures, doit-elle endosser le rôle d’opérateur ? Cette décision pourrait redéfinir la souveraineté énergétique du pays, mais elle soulève des enjeux techniques, financiers et stratégiques complexes.
Les implications d’un rôle d’opérateur pour PETROSEN
Devenir opérateur signifierait pour PETROSEN prendre directement en charge l’exploration, le développement et la production du champ Yakaar-Teranga. Cela impliquerait d’assumer l’entière responsabilité technique, financière et environnementale du projet. Les avantages sont évidents : un renforcement des compétences internes et une plus grande maîtrise des ressources nationales. Comme le soulignent des experts du secteur, cette évolution permettrait à PETROSEN de capitaliser sur l’engagement et les qualifications de ses ingénieurs, qui ont déjà démontré leur savoir-faire par le passé.
Pour rappel, PETROSEN a opéré le permis de Thiès entre 1995 et 1998, forant notamment le puits Gadiaga-2 après l’acquisition de près de 750 km de lignes sismiques onshore. Cette expérience historique prouve que la société nationale possède un socle solide pour ambitionner un rôle plus central. Dans le paysage actuel de l’industrie, marqué par le retrait des majors, les compagnies nationales comme PETROSEN doivent impérativement se positionner en opérateurs pour éviter que des bassins entiers restent inexplorés.
Cependant, Yakaar-Teranga présente des défis spécifiques. Situé en eaux profondes (deep offshore), ce champ gazier est confronté à une géologie complexe des réservoirs, qui doit être résolue avant de définir un concept de développement viable. Devenir opérateur dans un tel contexte exigerait des compétences techniques pointues et une capacité financière substantielle, potentiellement au-delà des ressources immédiates de PETROSEN. Des voix du secteur estiment que ce projet n’est pas idéal pour un premier pas en tant qu’opérateur indépendant, recommandant plutôt des blocs en shallow offshore disponibles ou des gisements d’huile lourde comme ceux des dômes Gea et Flore, rendus économiquement viables par les nouvelles technologies.
L’alternative d’une joint-venture : équilibre entre ambition et prudence
Plutôt qu’une prise de contrôle totale, une joint-venture avec un partenaire expérimenté pourrait offrir un chemin plus équilibré. Cette approche permettrait à PETROSEN de monter en compétences tout en limitant les risques opérationnels et financiers, via un transfert technologique mesurable. Des sociétés nationales comme Petronas (Malaisie), Petrobras (Brésil), Gazprom (Russie) ou Sinopec (Chine) sont citées comme des partenaires potentiels idéaux, capables d’apporter expertise et capitaux sans diluer excessivement l’intérêt national.
La vraie question, selon les analystes, n’est pas simplement de savoir si PETROSEN doit devenir opérateur, mais quand et comment. L’objectif reste réalisable, mais il doit s’inscrire dans une stratégie graduelle, où l’intérêt national prime. Dans les projets existants comme GTA (Grand Tortue Ahmeyim), opérés par BP et Woodside Energy, PETROSEN se positionne déjà en partenaire clé. Ces majors agissent comme des clients, finançant et supervisant les opérations en sous-traitant des services spécialisés (par exemple, à Halliburton pour le forage). Ce modèle client-fournisseur offre à PETROSEN un levier pour imposer des clauses de contenu local strictes, favorisant le développement économique et la création d’emplois durables au Sénégal.
Leçons internationales : NOC opérateur vs coentreprise
À l’échelle mondiale, les compagnies pétrolières nationales (NOC) contrôlent aujourd’hui ~90 % des réserves mondiales. Certains pays ont choisi de faire de leur NOC l’opérateur principal (modèle de souveraineté forte), tandis que d’autres préfèrent d’abord une coentreprise pour maîtriser les risques. Plusieurs exemples clés illustrent ces trajectoires :
- Brésil / Malaisie – NOC « championnes locales » : Le cas de Petrobras (Brésil) et Petronas (Malaisie) montre qu’un État peut développer en interne un champion capable de gérer de gros gisements. D’après Bain (2011), ces deux NOC génèrent respectivement ~140 Md$ et 75 Md$ de revenus annuels et ont fortement dopé leur industrie locale. Par exemple, le Brésil a adopté en 2010 une loi donnant à Petrobras le rôle d’opérateur exclusif dans le gisement géant du pré-sel (avec au minimum 30 % de participation locale). Ces modèles demandent cependant d’énormes investissements en capitaux et formation technique, ce que le Sénégal doit garder à l’esprit.
- Étapes graduelles (Ghana, Guinée-Éq.) : Plusieurs NOC africaines progressent pas à pas. La GNPC du Ghana s’est donné un plan « à cinq ans » pour devenir opérateur conjoint, puis ~15 ans pour être opérateur à part entière. De même, la NOC équato-guinéenne GEPetrol devient opérateur du bloc B (champ de Zafiro) en 2024, mais en s’appuyant sur un contrat d’assistance technique avec Petrofac pour bénéficier immédiatement du savoir-faire international. Ces exemples montrent qu’un partenariat encadré (pouvant inclure du « bonding » technique) est souvent retenu dans un premier temps, permettant un transfert de compétences progressif vers le NOC.
- Prudence financière (exemple Nigéria) : L’expérience nigériane illustre les risques quand l’État porte seul le projet. Au Nigeria, la NNPC détient 60 % dans les joint-ventures onshore avec les majors. En 2016 la NNPC n’a pas pu honorer ses appels de fonds (arrears ~2,5 Mds$), ce qui a fait chuter la production de 1 Mb/j à ~0,8 Mb/j. Ce précédent plaide pour que Petrosen évalue très prudemment sa capacité de financement avant de devenir seul opérateur. D’ailleurs, une analyse sénégalaise rappelle que Petrosen « dépendra probablement de ses partenaires… pour contribuer à la majorité des coûts de développement et pour l’opération du projet ». Autrement dit, au moins dans l’immédiat, une coentreprise solide reste nécessaire.
- Effet « contenu local » : Lorsque le NOC assume le rôle d’opérateur, cela peut stimuler l’économie nationale. Bain souligne l’« effet Petrobras » : la part de contenu local dans les projets upstream/downstream brésiliens dépasse 70 % grâce à la politique volontariste de Petrobras. Devenir opérateur permettrait à Petrosen de reproduire ce levier en mobilisant filières et fournisseurs sénégalais. Mais pour y parvenir, il devra impérativement maintenir des standards techniques élevés et attirer des financements adaptés (comme l’ont fait ses homologues malaisiens avec des obligations et partenariats internationaux).
Ces éléments invitent à un débat nuancé : la souveraineté énergétique (bras de fer national) peut exiger un opérateur local fort, mais l’expérience montre que l’acquisition progressive d’expertises et un partage des risques sont souvent payants sur le long terme.
Le financement : une priorité nationale avec des options internationales
Le financement du champ Yakaar-Teranga émerge comme une priorité absolue pour le Sénégal. Des observateurs insistent sur le rôle de PETROSEN comme fer de lance du projet, en endossant un rôle de « VRP » (voyageur représentant placier) pour structurer un consortium d’investisseurs et mobiliser les capitaux nécessaires. Si le financement local tarde à se concrétiser, il est impératif de chercher activement des partenariats étrangers. Les enjeux sont colossaux : le développement de Yakaar-Teranga pourrait booster la croissance économique, générer des emplois qualifiés et renforcer la souveraineté énergétique du pays.
Vers une souveraineté énergétique renforcée
Au final, le débat sur le rôle d’opérateur de PETROSEN pour Yakaar-Teranga transcende les aspects techniques pour toucher à la vision stratégique du Sénégal en matière d’hydrocarbures. Avec le Comité National de Suivi du Contenu Local (CNSCL) la Société Africaine de Raffinage (SAR), le Réseau Gazier du Sénégal (RGS), Petrosen Trading & Services, PETROSEN dispose déjà d’outils pour maximiser les retombées locales. Une approche prudente, combinant partenariats et montée en compétences progressive, semble la plus adaptée pour transformer les ressources en opportunités durables. Une chose est certaine : les compétences des ingénieurs sénégalais et l’engagement de PETROSEN rendent cet objectif non seulement réalisable, mais essentiel pour l’avenir du pays.